Le Tao de Poh

|extrait librement inspiré de « The Tao of Pooh », Benjamin Hoof|

Le modèle de société dans lequel nous vivons valorise l’activité. A son extrême, nous en arrivons à sembler porter en permanence un post-it sur le front :

PAS LÀ
SORTI
RVIEND’SUITE
TREOCCUPÉ

ZhuanZi offre une description assez juste de cet état :
« Il y avait un homme qui détestait voir son ombre et les empreintes de ses pas. Il décida donc de les semer et se mit à courir. Mais plus il courait, plus il voyait de nouvelles empreintes apparaître et son ombre semblait n’avoir aucun mal à le suivre à la trace. Pensant qu’il courait trop lentement, il se mit à accélérer et à accélérer, jusqu’au moment où il s’effondra, épuisé, pour ne plus se relever.
S’il s’était tenu immobile, il n’aurait fait apparaître aucune empreinte. S’il s’était reposé à l’ombre, son ombre aurait disparu. »

Le Rviend’suite Tréoccupé est presque frénétiquement actif. Si vous l’interrogez sur ses centres d’intérêts, il vous donnera une liste d’activités physiques comme :
– Le deltaplane, le tennis, la course à pied, le squash, la natation et le ski nautique.
– C’est tout ?
– Oui, je crois, répond le Rviend’suite Tréoccupé en reprenant son souffle.
– As-tu déjà essayé de rattraper des voitures ?
– Non, je … non, jamais.
– De faire du judo avec des crocodiles ?
– Non, mais j’en rêve, cependant.
– Et de faire du skateboard dans les escaliers ?
– Non, je n’y avais jamais pensé.
– Tu disais pourtant que tu étais actif.
A ce moment-là, le Rviend’suite Tréoccupé vous répond, l’air pensif :
– Dis-moi… Tu crois qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez moi ? Je manque peut-être d’énergie ?

Le Rviend’suite athlétique – l’une des nombreuses espèces communes – se dit soucieux de sa forme physique. Mais, pour d’obscures raisons, il considère cela comme quelque chose qu’il faut imposer brutalement de l’extérieur et non développer de l’intérieur. Aussi confond-il l’exercice et le travail. Il travaille quand il travaille, il travaille quand il s’entraîne et, bien souvent, il travaille quand il joue. Boulot, boulot, boulot. Tant de travail et si peu de jeu font du Rviend’suite Tréoccupé un être bien ennuyeux.
Et sur le long terme, cela en fait un mort, aussi.

– Dis-moi, Winnie, pourquoi n’es-tu pas occupé, toi, lui demandai-je.
-Parce que c’est une belle journée, me répondit-il.
– Oui, mais…
– Pourquoi donc la gâcher ? me demanda-t-il.
– Mais tu pourrais faire quelque chose d’important.
– C’est ce que je fais, dit-il.
– Ah bon ? Que fais-tu ?
– J’écoute, répondit-il.
– Qu’est-ce que tu écoutes ?
– Les oiseaux. Et l’écureuil, là-bas.
– Et que disent-ils, lui demandai-je.
– Que c’est une belle journée.
– Mais cela, tu le savais déjà, observai-je.
– Oui, mais c’est toujours bon d’entendre que quelqu’un d’autre partage ton avis, me répondit-il.
– Certes, mais tu pourrais occuper ton temps à te cultiver, en écoutant la radio, par exemple ?
– Ce truc-là ?
– Absolument. Comment pourras-tu être au courant de ce qui se passe dans le monde sinon ?
– En sortant de la maison, me répondit Winnie.
– Hum, eh bien.. Bon, écoute cela, Winnie, lui dis-je en allumant la radio.
– « 30’000 personnes ont trouvé la mort aujourd’hui dans la collision de cinq avions de lignes au-dessus de Los Angeles… »

– Et qu’est-ce que cela t’apprend sur le monde ? me demanda Winnie ?
– Bon, tu as raison, reconnus-je en éteignant la radio. Et qu’est-ce que les oiseaux racontent, maintenant ?
– Ils disent que c’est une belle journée, me répondit Winnie.

Le Rviend’suite Tréoccupé conçoit le progrès en termes de combats et de victoires. Il se mêle de choses avec lesquelles il n’a rien à voir et interfère avec pratiquement toutes les formes de vie sur Terre. Il cherche sans cesse à en faire plus.
Le principal problème de cette grande obsession du Gain de Temps est très simple : vous ne pouvez pas gagner du temps. Vous ne pouvez qu’en perdre. Mais vous pouvez le perdre intelligemment ou bêtement.

– Qu’est-ce que tu aimes faire le plus au monde, Winnie ?
– Eh bien, ce que j’aime faire le plus au monde…, dit Winnie – puis il s’interrompit pour réfléchir. Parce que manger du miel était évidemment une très bonne chose à faire, ça oui, mais il y avait un moment juste avant de commencer à manger qui était encore mielleur (!) que quand on mangeait, même s’il ne savait pas commet l’appeler.

Le miel n’est plus aussi bon une fois qu’on a commencé à le manger ; le but n’a plus grande signification une fois qu’il est atteint ; la récompense n’a plus grande valeur une fois qu’elle est gagnée. Les cadeaux de Noël, une fois ouverts, ne sont plus aussi excitants que lorsqu’on examinait les paquets, qu’on les soupesait, qu’on les secouait et qu’on en rêvait.
Cela ne signifie pas que les objectifs sont sans importance. Ils en ont car ils nous font faire du chemin et c’est ce chemin qui nous rend sages ou heureux. Lorsque nous faisons mal les choses, cela nous rend furieux, malheureux ou confus. L’objectif doit bien sûr être juste pour nous et il doit également avoir un effet qui nous est bénéfique. Mais en-dehors de cela, c’est faire le chemin qui importe le plus. Et apprécier le voyage est le secret qui détruit le mythe de la Grande Récompense et du Gain de Temps.

Comment nommer ce moment qui précède immédiatement celui où l’on déguste le miel ? Certains l’appellent anticipation, mais c’est sans doute plus que cela. Appelons-le conscience : c’est l’instant où nous somme heureux et où nous en avons conscience, même de façon éphémère. Et si nous apprécions le voyage, nous pouvons étendre cette conscience non plus à un seul instant, mais à l’ensemble du périple.

Quand nous prenons le temps d’apprécier ce qui nous entoure et le fait d’être vivant, nous comprenons que nous n’avons plus le temps d’être des Rviend’suite Tréoccupés. Mais ce n’est pas grave, parce qu’être un Rviend’suite Tréoccupé est une immense perte de temps.

Comme l’écrit le poète Lu You :
Les nuages là-haut, partent ou se rassemblent ;
La brise de printemps ou s’en vient, ou s’en va.
Ainsi va notre monde ; allons donc nous détendre !
Qui peut nous empêcher de célébrer cela ?